jeudi

Arlt - Deableries

Jeff Wall - Dead Troops Talk

On n’aime jamais voir nos certitudes bousculées, ni nos amis changer, nous faire la violence d’un changement qu’on n’avait pas anticipé, on préfère toujours être conforté dans le rôle qu’on leur avait assigné, l’image d’eux qu’on avait fixée, figée. C’est bien plus confortable.

Le dernier album de Arlt a mis longtemps à grandir en moi, et je n’y suis revenu que récemment, m’apercevant finalement que j’en connaissais chaque parole par cœur, et qu’il était en fait bien plus présent dans ma vie que je n’aurais pu me le dire, me l’avouer. Un post sur facebook de Sing Sing, disant en substance « Je me demande vraiment à quoi je sers », m’a rendu un peu plus malheureux (narcissiquement) de ne pas avoir su formuler avant mon attachement à ce disque. Sans doute que je voyais aussi (comme toute œuvre finalement) ces chansons comme m’étant directement adressées, et directement culpabilisantes. Nos meilleurs amis sont aussi nos pires ennemis (Nietzsche), en ce qu’ils nous secouent et nous enjoignent à nous remettre en question. Il faut savoir reconnaître et accueillir l’ennemi que sont nos amis.

Ces chansons furent d’abord pour moi des« pièges à loups » posés dans le centre-ville (Paris, c’est moi), comme le suggère la première de leurs Deableries (terme lui-même équivoque, duplice, entre diable et double), invitation à l’écoute prudente, à l’avancée à pas de loup, justement. Dans Deableries, on marche un peu sur un champ de mines, finalement, mais de bonnes mines, de celles qui font exploser nos certitudes. C’est un disque violent, que j’entends comme un disque sur la violence, sur la guerre. Quelqu’un a même parlé de violences domestiques, comme étant le sujet de la chanson Le diable (« Je pensais que tu avais mis ta plus belle robe pour moi / Mais alors, qui a déchiré ta robe ? »), qu’on peut entendre en effet comme une chanson sur le dédoublement de personnalité, le déni, et l’impuissance : « Qu’importe aujourd’hui, puisqu’aujourd’hui, j’ai perdu ma salive dans l’incendie ». Sinon que cet incendie pourrait aussi être le sexe d’une femme (une sirène) que l’on embrasse. De la même manière que le sexe de l’homme fut un « revolver » dans une précédente chanson (j’entends tous les « ha ha ha » ou « ho ho ho » chez Arlt comme des scènes de sexe).

Une amie un jour m’a dit « Le diable, il est dans la cuisine », et depuis, à chaque fois quasiment que je me fais à manger dans ma cuisine, je pense que je suis le diable (et que je mange des gens). En vieillissant, et de manière plus objective, raisonnable, je me dis désormais que c’était une manière ironique pour elle de parler des femmes, des femmes dans la tête des hommes, de la vision des femmes que notre culture judéo-chrétienne, patriarcale, a produite. 

Je n’entends que de l’amour entre Eloïse et Sing Sing dans leurs chansons, de cet amour exigeant, qui répète, comme dans celle-ci de Dominique A : « Vas-t-en, vas-t-en si tu m’aimes encore un peu ». Et c’est le même amour, et la même exigence, qu’ils offrent et demandent à leurs auditeurs : « Si la vie traîne, vas-t-en »  (« de toutes façons c’est trop peu », ajouterait encore Dominique A) ; allant jusqu’à maudire, dans un intense vaudou de la Nouvelle Orléans, celui qui n’aime pas de manière incandescente : « Que le cancer te mange le cul si tu si tu perds serait-ce une nuit de plus à gésir sur ce pieu avec moi ». Et c’est une guerre à la tiédeur (Dieu vomit les tièdes, n’est-ce pas) et à la résignation qu’ils engagent ici : « Je ne veux pas plus longtemps sous ma peau garder mon sang / Ce que je veux moi c’est me battre. ».


Plutôt qu’être spectateur de sa vie, et donc de sa mort, de son propre enterrement (L’enterrement, dans l’oubli et la brume de soi-même), il s’agit d’en être l’acteur, de renaître chaque jour, chaque instant (« Celui qui n’est pas occupé à naître est occupé à mourir », chantait un autre Dieu) et de prendre Le mistral de plein fouet, se battre contre le vent (et ses moulins, s’il le faut) comme en une danse enfantine, folklorique, une ronde magique. 

Le ciel de Lille, avant-dernière chanson de l’album, ressemble alors à ces visions apocalyptiques du moyen-âge, hallucinations prophétiques de villes sous les flammes, sous les bombes, irradiées : « C’est du miel chaud qui brille dans les arbres / Les enfants qui fument de joie te laissent de marbre (…) Pour sûr il fait chaud / Vois les oiseaux rôtir dans les arbres (…) Le monde concret qui prend du poids te laisse de marbre ». 

Ce spectacle de la destruction (rappelant aussi les incroyables dernières scènes de L’après-midi d’un faune d’Arno Schmidt), regardé sans ciller par celui qui s’est transformé en statue (pétrifié, hébété par son immobilisme) appelle à la résistance, et à la chanson comme acte de résistance. Quand Piège à loups 2 conclut l’album, son sens a changé : de loup, je suis devenu résistant, et je pose moi aussi désormais des pièges dans le centre-ville. Cette salive n’aura pas été perdue.