mardi

Le flâneur

 

Le flâneur parisien du XIXème siècle promenait spleen et idéal dans les passages parisiens. Baudelaire a été un tel flâneur poétisant la ville de son regard, guettant chocs et épiphanies. Walter Benjamin l’a raconté et théorisé. Ils sont toujours modernes. Promenons-nous avec eux.

Gérard de Nerval promène un homard vivant au bout d’un ruban bleu dans les jardins du Palais Royal -  En quoi un homard est-il plus ridicule qu’un chien, qu’un chat, qu’une gazelle, qu’un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J’ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n’aboient pas…". (Laetitia Bianchi, Petites vie des grands hommes)

« En 1839, il était élégant d'emmener une tortue quand on allait se promener. Cela donne une idée du rythme de la flânerie dans les passages. ». Cette merveilleuse anecdote se trouve dans le texte de Walter Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens (1939). L’écrivain, essayiste et traducteur allemand, ami d'Adorno, Horkheimer, Brecht, qui conjugua la théologie, la philosophie du langage et le marxisme, rajoute à cette note de bas de page : « Si c’est lui qui avait fait la loi, le progrès aurait été obligé d’apprendre ce pas. En fait, ce n’est pas lui qui a eu le dernier mot, mais Taylor, qui imposa le slogan : « Guerre à la flânerie ! ». ». Dandy rythmant son pas sur celui de la tortue, le flâneur du XIXème siècle « prenait son temps » dans les passages parisiens, et protestait avec une ostentatoire nonchalance contre la temporalité dominante, celle de la production, aux premières heures de l’industrialisation. Ce temps « vide et homogène », selon Benjamin, de l’automatisation des gestes et de l’ennui au travail se retrouvait déjà partout dans la grande ville moderne, et Baudelaire le représentait, dans Les Fleurs du mal, sous la forme allégorique d’une infernale répétition, d’un éternel retour du même : mêmes figures, mêmes expressions, mêmes gestes. Ainsi dans Les sept vieillards, le narrateur croit rencontrer sept fois de suite la même figure d’un vieillard, hallucination urbaine qui n’a rien perdu de son actualité (combien de tee-shirts « I Love Paris » avez-vous croisé aujourd’hui ?).

Spleen et idéal

Le flâneur est à la jonction du spleen et de l’idéal, à la fois mélancolique devant ce qu’il perçoit  comme une permanente catastrophe, et désireux de retrouver l’aura perdue, une beauté pré-historique, dans un temps dilaté. De même que le mélancolique tire son plaisir du chagrin, le flâneur décrit par Benjamin entoure la triste réalité de la grande ville d’un voile qui le réconcilie avec elle : « Le regard que le génie allégorique plonge dans la ville trahit le sentiment d’une profonde aliénation. C’est là le regard d’un flâneur, dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des habitants futurs de nos métropoles. » . Oisif, indécis, ne se sentant chez lui nulle par, ni dans son intérieur bourgeois, ni dans la foule, il emprunte, borderline, funambule, les passages parisiens, « intermédiaires entre la rue et l’intérieur », passages piétons, couverts, perpendiculaires aux grandes artères, dans lesquelles il peut aller de son pas de tortue. « Qui ne sait pas peupler sa solitude ne sait pas non plus être seul dans une foule affairée. » (Le Spleen de Paris) : c’est un marginal, un solitaire, un asocial, qui demeure « à l’écart de toute vie active », se situe dans les « espaces libres », hors des cadres existants, et qui est rendu par cette disponibilité réceptif au surgissement de l’événement, à la rencontre, à « l’expérience vécue du choc ».


Vacance et choc

« Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi, voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que le langage ne peut que maladroitement définir. L'observateur est un prince qui jouit partout de son incognito. » (Baudelaire, Le peintre de la vie moderne). Car le flâneur est distrait, dispersé, vacant, et, promenant sa nonchalance dans la foule solitaire, son œil imprime les lumières de la ville, les messages des enseignes, la répétition sans fin des marchandises. A la fois imperméable, distant, protégé par sa distance, et assimilant d’un seul regard tous les signaux que la modernité lui lance en rafales, il est le plus à même d’en saisir la « nouveauté »,  l’événement, l’inattendu. Ce nouveau, « qui fait voler en éclats l’expérience de l’éternellement semblable » peut être la marchandise elle-même. Mais cette vacance contemplative, ce regard indifférent, cette attention flottante, c’est aussi la disposition d’esprit propice à la constitution de « correspondances » : le flâneur devient poète, il guette les aspects épiques de la vie moderne, il « herborise le bitume », remarque les feux de la ville dans une flaque d’eau, et romantise le quotidien, pour y découvrir le merveilleux et le poétique. Une épiphanie, une grâce soudaine, une passante…  « Un éclair… puis la nuit ! Fugitive beauté / Dont le regard m’a fait soudainement renaître, / Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?» (Baudelaire, A une passante). S’il avait été en 2012, il aurait sans doute sorti son Instagram.

Walter Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens (Œuvres III, Folio Essais 2000)

Article (amendé ici) publié dans Standard #36, été 2012

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